25
Wallander reconnut la musique qui fusait de l’appartement de Hjelm. Il colla son oreille contre la porte. C’était un disque que Linda écoutait souvent à une époque. Wallander se rappelait vaguement le nom du groupe : le Grateful Dead. Il sonna à la porte et recula. La musique était très forte. Il sonna une nouvelle fois, sans qu’il y ait de réaction. Mais quand il se mit à cogner, on arrêta la musique. Il entendit des pas et quelqu’un vint ouvrir. Pour une raison obscure, Wallander s’était imaginé que la porte serait seulement entrebâillée. Quand elle s’ouvrit en grand, il fit un pas en arrière pour ne pas prendre le coin de la porte en plein visage. L’homme qui avait ouvert était nu. Entièrement nu. Wallander vit qu’il devait être sous l’influence d’une drogue quelconque. Il y avait, comme un imperceptible mouvement d’oscillation dans son grand corps. Wallander se présenta et montra sa carte. L’homme ne se soucia pas de la regarder. Il continua à fixer Wallander des yeux.
— Toi, je t’ai déjà vu, dit-il. À la télé. Et dans les journaux. Je lis jamais les journaux. J’ai dû te voir en première page. Ou sur les gros titres. Le flic arrêté. Qui descend les gens sans sommation. Comment t’as dit que tu t’appelais ? Wahlgren ?
— Wallander. Peter Hjelm, c’est toi ?
— Yes.
— Je voudrais te parler.
L’homme nu fit un geste significatif en direction de l’appartement. Wallander en déduisit qu’il était en compagnie d’une femme.
— Ça ne change rien, dit-il. Ça ne prendra pas tant de temps que ça.
Hjelm le laissa entrer à contrecœur.
— Mets quelque chose, dit Wallander d’un ton autoritaire.
Hjelm haussa les épaules, arracha un pardessus d’un cintre et l’enfila. Comme si Wallander l’avait demandé, il enfila aussi un vieux chapeau. Wallander le suivit dans un long couloir. C’était un appartement ancien, spacieux. Wallander avait parfois rêvé d’en trouver un de ce genre à Ystad. Il s’était renseigné une fois sur un des grands appartements de l’immeuble rouge de la librairie près du marché. Mais apprenant le montant du loyer, il en était resté estomaqué. Quand ils entrèrent dans la salle de séjour, Wallander découvrit à sa grande stupeur un homme nu qui s’était enroulé un drap autour de la taille. Wallander ne s’attendait pas à cette situation. Dans sa vision des choses simpliste et souvent pleine de préjugés, quand un homme nu ouvrait la porte et faisait un geste significatif, cela voulait dire qu’il y avait une femme nue dans l’appartement, pas un homme nu. Pour cacher sa gêne, Wallander prit un ton autoritaire. Il s’assit sur une chaise et fit signe à Hjelm de s’asseoir en face de lui.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il ensuite à l’autre homme qui était nettement plus jeune que Hjelm.
— Geert ne comprend pas le suédois, dit Hjelm. Il vient d’Amsterdam. Il est de passage, on pourrait dire.
— Dis-lui que je veux voir ses papiers, dit Wallander. Maintenant.
Hjelm parlait un très mauvais anglais, pire que celui de Wallander. L’homme enroulé dans le drap disparut et revint avec un permis de conduire hollandais. Comme d’habitude, Wallander n’avait rien pris pour noter. Il mémorisa le nom de l’homme, Van Lœnen, et lui rendit son permis. Puis il lui posa quelques questions en anglais. Van Lœnen lui dit qu’il était garçon de café à Amsterdam où il avait rencontré Peter Hjelm. C’était la troisième fois qu’il venait à Malmö. Il devait rentrer à Amsterdam dans quelques jours. Wallander lui demanda de quitter la pièce. Hjelm s’était assis par terre, vêtu de son pardessus, le chapeau profondément enfoncé sur le front. Wallander se mit en colère.
— Enlève ce chapeau ! rugit-il. Et assieds-toi sur une chaise. Sinon j’appelle une voiture de police et je t’emmène au commissariat.
Hjelm obtempéra. Il jeta son chapeau au loin en une belle trajectoire courbe qui le fit atterrir entre deux vases, sur un des rebords de fenêtre. Toujours furieux, Wallander commença à poser ses questions. La colère le faisait suer à grosses gouttes.
— Björn Fredman est mort, dit-il brutalement. Mais peut-être es-tu déjà au courant ?
Hjelm se figea. Il ne le savait pas, pensa Wallander.
— On l’a tué. En plus, quelqu’un lui a versé de l’acide dans les yeux. Et lui a découpé une partie de son cuir chevelu. Ça s’est passé il y a trois jours. Et nous recherchons celui qui, a fait ça. Le meurtrier a déjà tué deux personnes auparavant. Un ancien politicien nommé Wetterstedt. Et un marchand d’art nommé Carlman. Mais peut-être as-tu déjà fait le lien ?
Hjelm hocha lentement la tête. Wallander tenta en vain d’interpréter son attitude.
— Je comprends maintenant pourquoi Björn ne répondait pas au téléphone, dit-il au bout d’un certain temps. Je l’ai appelé plusieurs fois hier dans la journée. Et je l’ai rappelé ce matin.
— Qu’est-ce que tu voulais ?
— Je voulais l’inviter à dîner.
Wallander savait que ce n’était pas vrai. Comme il était encore furieux de l’attitude arrogante de Hjelm, il lui fut facile de resserrer la vis. Deux fois seulement, il était sorti de ses gonds et avait frappé des gens qu’il interrogeait. En général, il maîtrisait sa colère.
— Ne mens pas, dit-il. Ta seule chance de me voir sortir par cette porte dans un délai raisonnable est de répondre de manière claire et sans mentir à mes questions. Nous sommes aux prises avec un tueur en série fou. Et ça donne à la police des pouvoirs spéciaux.
C’était faux, bien sûr. Mais cette phrase eut un impact certain sur Hjelm.
— Je l’appelais pour parler d’une affaire entre nous.
— Quel genre d’affaire ?
— Import-export. Il me devait un peu d’argent.
— Un peu ?
— Peu. Environ 100 000. Pas plus.
Wallander songea que cette petite somme d’argent correspondait à plusieurs mois de son salaire. Cela ne fit qu’attiser sa colère.
— Nous reviendrons plus tard à ton business avec Fredman. C’est la police de Malmö qui s’occupera de ça. Moi, je veux savoir si tu sais qui peut avoir tue Fredman.
— En tout cas, pas moi.
— Je ne le crois pas non plus. Quelqu’un d’autre ?
Wallander vit que Hjelm cherchait vraiment.
— Je ne sais pas, répondit-il finalement.
— Tu n’as pas l’air bien sûr ?
— Björn s’occupait de pas mal de choses, dont je ne savais rien.
— Quoi, par exemple ?
— Je ne sais pas.
— Réponds vraiment !
— Mais bordel de merde ! Je ne sais pas. Nous avions quelques affaires en commun. Ce que Fredman faisait le reste du temps, je ne peux rien en dire. Dans ce secteur, il ne faut pas en savoir trop. Il ne faut pas en savoir trop peu non plus. Mais c’est une autre affaire.
— Donne-moi quelques suggestions sur les affaires de Fredman.
— Je crois qu’il passait encaisser pas mal de sous.
— C’était ce qu’on appelle un torpilleur ?
— À peu près.
— Et il travaillait pour qui ?
— Sais pas.
— Ne mens pas.
— Je ne mens pas. Je n’en sais vraiment rien.
Wallander était à deux doigts de le croire.
— Et ensuite ?
— Il était plutôt discret. Il voyageait beaucoup. Et quand il revenait, il était bronzé. Et il rapportait des souvenirs.
— Il allait où ?
— Il ne le disait pas. Mais quand il revenait de ces voyages, il avait en général pas mal d’argent.
Le passeport de Björn Fredman, pensa Wallander. Nous ne l’avons pas trouvé.
— En dehors de toi, qui connaissait Björn Fredman ?
— Pas mal de monde.
— Qui le connaissait aussi bien que toi ?
— Personne.
— Est-ce qu’il avait une amie ?
— Quelle question ! Bien sûr qu’il avait des amies !
— Quelqu’un en particulier ?
— Il changeait souvent.
— Pourquoi changeait-il d’amie ?
— Est-ce que je sais ? Pourquoi je change d’ami, moi ? Pourquoi est-ce que je rencontre un jour quelqu’un d’Amsterdam et le jour suivant quelqu’un de Bjärred ?
— De Bjärred ?
— C’est un exemple, bordel ! De Halmstad, si tu préfères !
Wallander se figea. Il considéra Hjelm avec attention.
Il ressentait une hostilité instinctive à son égard. À l’égard d’un voleur qui considérait cent mille couronnes comme une petite somme.
— Gustaf Wetterstedt, dit-il ensuite. Et Arne Carlman. Tu savais qu’ils avaient été tués.
— Je ne lis pas les journaux. Mais je regarde la télé.
— Te souviens-tu d’avoir entendu Björn Fredman mentionner leurs noms ?
— Non.
— Est-ce que tu aurais oublié ? Est-ce qu’il pouvait les connaître quand même ?
Hjelm resta silencieux plus d’une minute. Wallander attendait.
— J’en suis relativement certain. Mais il pouvait les connaître sans que je le sache.
— Cet homme qui court encore est dangereux. Il est froid, calculateur. Il est fou. Il a versé de l’acide dans les yeux de Fredman, qui a dû ressentir une douleur terrible. Tu vois ce que je veux dire ?
— Oui.
— Je voudrais que tu fasses un petit travail pour moi. Que tu répandes le bruit que la police cherche un lien entre ces trois hommes. Je suppose que tu es d’accord pour dire qu’il faut empêcher ce type de se promener dans la rue. Ce type qui a versé de l’acide dans les yeux de ton copain.
Hjelm fit une grimace de dégoût.
— Bien sûr.
Wallander se leva.
— Appelle le commissaire Forsfält. Ou donne-moi de tes nouvelles. À Ystad. Tout ce dont tu peux te souvenir peut avoir son importance.
— Björn avait une copine qui s’appelle Marianne, dit Hjelm. Elle habite vers le Triangle.
— Et son nom ?
— Eriksson, je crois.
— Que fait-elle comme boulot ?
— Je ne sais pas.
— Tu as son numéro de téléphone ?
— Je peux essayer de le trouver.
— Cherche-le maintenant.
Wallander attendit pendant que Hjelm passait à côté. Il entendit des chuchotements, une des deux voix semblait en colère. Hjelm revint et donna un morceau de papier à Wallander. Puis il l’accompagna dans l’entrée.
Hjelm semblait s’être extrait des brumes de la drogue qu’il avait prise, et cependant totalement insensible à ce qui était arrivé à son ami. La froideur de ses sentiments déplaisait fortement à Wallander. Elle lui paraissait incompréhensible.
— Ce fou…, commença Hjelm, sans terminer sa phrase.
Wallander comprit la question qui n’avait pas été posée.
— Il cherche certaines victimes. Si tu ne vois pas de rapport entre toi, Wetterstedt, Carlman et Fredman, tu n’as pas de raison d’être inquiet.
— Pourquoi vous ne l’attrapez pas ?
Wallander fixa Hjelm des yeux. Il sentit sa colère revenir.
— Entre autres parce que des gens comme toi ont un mal fou à répondre à mes questions.
De retour dans la rue, il se réinstalla en plein soleil et ferma les yeux. Il réfléchit à sa conversation avec Hjelm, et il eut à nouveau la sensation qu’ils étaient sur une fausse piste. Il ouvrit les yeux et alla se mettre à l’ombre de l’immeuble. Il ne voulait pas laisser filer cette impression qu’il était en train de mener toute l’enquête vers une impasse. Le sentiment instinctif qu’il avait eu à plusieurs reprises lui revint, ce sentiment que quelqu’un lui avait dit quelque chose de fondamental. Il y a quelque chose que je ne vois pas là-dedans, se dit-il. Il y a un rapport entre Wetterstedt, Carlman et Fredman que j’effleure sans le repérer. Il sentit l’angoisse s’installer à nouveau en lui. L’homme qu’ils recherchaient pouvait frapper à nouveau. Et ils n’avaient aucune idée de son identité. Qui plus est, ils ne savaient pas trop où chercher. Il sortit de l’ombre de l’immeuble et héla un taxi.
Il était plus de midi quand, après avoir réglé la course, il descendit du taxi devant le commissariat. Quand il arriva au bureau de Forsfält, ce dernier lui dit qu’il devait rappeler Ystad. Son angoisse qu’il se soit encore passé quelque chose de grave revint immédiatement. C’est Ebba qui répondit. Elle le rassura tout de suite et lui passa Nyberg. Forsfält avait prêté son fauteuil à Wallander, qui prit un morceau de papier et nota les informations de Nyberg. Ils avaient trouvé des empreintes digitales sur la paupière gauche de Fredman. Elles n’étaient pas très claires. Mais ils étaient parvenus à les identifier comme étant les mêmes que celles des deux crimes précédents. Il n’y avait plus aucun doute, c’était bien l’homme qu’ils recherchaient. L’examen de médecine légale avait établi que Fredman avait été tué moins de douze heures avant qu’on ait trouvé le corps. En outre, le médecin était certain que l’acide avait été versé dans les yeux de Fredman alors qu’il était encore en vie.
Après sa conversation avec Nyberg, Ebba lui passa le poste de Martinsson, qui avait reçu un message d’Interpol confirmant que le père de Dolores Maria Santana avait reconnu la médaille. C’était bien la sienne. Par ailleurs, l’ambassade de la République dominicaine en Suède était extrêmement réticente à l’idée de payer les frais de rapatriement à Santiago du cercueil qui contenait les restes de la jeune fille. Wallander l’écouta d’une oreille distraite. Quand Martinsson eut fini de se plaindre du manque de coopération de l’ambassade, il demanda où en étaient Svedberg et Ann-Britt Höglund. Martinsson lui répondit qu’ils étaient en train de creuser. Mais qu’aucun d’entre eux n’était arrivé à percer l’épaisse écorce qui enveloppait toute l’enquête. Wallander promit d’être de retour à Ystad dans l’après-midi et raccrocha. Forsfält était sorti éternuer dans le couloir.
— De l’allergie, dit-il en se mouchant. C’est en été que c’est le pire.
Ils se rendirent à pied sous le soleil radieux dans le restaurant habituel de Forsfält et commandèrent un plat de pâtes. Une fois que Wallander eut raconté son entretien avec Hjelm, Forsfält se mit à parler de sa maison de vacances dans les environs de Älmhult. Wallander comprit qu’il ne voulait pas gâcher le repas en parlant de l’enquête en cours. Normalement, Wallander aurait eu du mal à garder son calme. Mais en compagnie de Forsfält, c’était facile. Il écouta avec une fascination grandissante le vieux policier lui décrire la restauration qu’il avait entreprise d’une ancienne forge. Ils ne revinrent à l’enquête qu’au café. Forsfält promit d’interroger Marianne Eriksson le jour même. Mais le plus important restait la découverte du fait que Louise Fredman était dans un hôpital psychiatrique depuis trois ans.
— Je pense, dit Forsfält, qu’elle doit être à Lund. À la clinique Saint-Lars. C’est là qu’on envoie les cas les plus graves, je crois.
— C’est difficile d’accéder au registre des malades, il y a toute une série de barrages à franchir, dit Wallander. Évidemment, c’est une bonne chose. Mais j’ai le sentiment que Louise Fredman est importante. Notamment parce que sa famille a menti…
— Pas nécessairement, objecta Forsfält. Un malade mental dans une famille, c’est une chose dont on ne parle pas volontiers. J’avais une tante qui a passé une bonne partie de sa vie dans plusieurs hôpitaux psychiatriques. Je me souviens qu’on ne parlait jamais d’elle quand il y avait des gens extérieurs à la famille. C’était une honte.
— Je vais demander à un des procureurs d’Ystad de prendre contact avec Malmö, dit Wallander. Il y aura sans doute un tas de formalités à faire.
— Que vas-tu invoquer comme motif ?
Wallander réfléchit.
— Je ne sais pas. Je suspecte Björn Fredman d’avoir abusé de sa fille.
— Ce n’est pas défendable, dit Forsfält d’un ton décidé.
— Je sais. Il faut que j’arrive à prouver qu’il est fondamental pour l’enquête criminelle d’obtenir des informations sur Louise Fredman. Et son témoignage.
— Et quelle aide crois-tu qu’elle pourra t’apporter ?
Wallander écarta les bras.
— Je n’en sais rien. Connaître les raisons de son internement en hôpital psychiatrique ne clarifiera peut-être rien. Peut-être ne peut-elle même pas soutenir une conversation avec quelqu’un.
Forsfält hocha pensivement la tête. Même si les objections de Forsfält étaient fondées, Wallander ne pouvait aller contre son intuition qui lui disait que Louise Fredman était un témoin important. Mais avec Forsfält, il n’était pas question de parler d’intuition.
Wallander invita Forsfält. Quand ils furent de retour au commissariat, Forsfält se rendit à la réception et revint avec un sac plastique noir.
— Voilà quelques kilos de photocopies qui donnent un assez bon résumé de la vie mouvementée de Björn Fredman, dit-il en souriant.
Puis il redevint aussitôt sérieux, comme si son sourire avait été déplacé.
— Pauvre diable, dit-il. Il a dû terriblement souffrir. Qu’est-ce qu’il avait fait pour mériter ça ?
— Justement, dit Wallander. Qu’est-ce qu’il avait fait ? Qu’est-ce que Wetterstedt avait fait ? Et Carlman ? À qui ?
— Des scalps, et de l’acide dans les yeux. Où allons-nous ?
— Selon la direction centrale de la police, nous allons vers une société où un district comme celui d’Ystad n’aura pas besoin de personnel de surveillance pendant le week-end, dit Wallander.
Forsfält réfléchit en silence un instant avant de répondre.
— Je ne pense pas que ce soit la bonne manière de réagir à l’évolution de la société.
— Dis-le au chef de la police.
— Qu’est-ce qu’il peut y faire ? Il a une direction au-dessus de lui. Et derrière il y a les politiques.
— Il peut en tout cas refuser. Il peut même démissionner si ça va trop loin.
— Peut-être, dit Forsfält d’un air absent.
— Merci pour ton aide, dit Wallander. Et notamment pour m’avoir raconté l’histoire de la forge.
— Viens me voir un de ces jours. Que la Suède soit aussi merveilleuse qu’on l’écrit partout, je ne sais pas. Mais c’est encore un grand pays. Un beau pays. Qui, curieusement, a été sauvegardé. À condition qu’on fasse l’effort de regarder.
— Et Marianne Eriksson ?
— Je me charge tout de suite de la retrouver. Je te rappelle dans l’après-midi.
Wallander déposa le sac plastique dans son coffre. Puis il quitta la ville et prit la E 65. Il baissa la vitre et laissa le vent d’été souffler sur son visage. En arrivant à Ystad, il bifurqua vers le magasin d’alimentation et alla faire des courses. Il était déjà à la caisse quand il constata qu’il avait oublié la lessive. Il rentra déposer ses achats chez lui.
Au moment d’ouvrir, il se rendit compte qu’il avait perdu ses clés.
Il redescendit et chercha dans sa voiture sans les trouver. Il appela Forsfält : il était sorti. Un de ses collègues alla voir dans le bureau de Forsfält si Wallander n’y aurait pas laissé son trousseau de clés. Elles n’étaient pas là non plus. Il appela Peter Hjelm qui répondit presque tout de suite et revint quelques minutes plus tard confirmer qu’il ne les trouvait pas. Il chercha dans sa poche le papier sur lequel il avait noté le numéro de la famille Fredman à Rosengård. C’est le fils qui répondit. Wallander attendit qu’il revienne au téléphone. Il n’avait rien trouvé non plus. Wallander hésita un instant à lui dire qu’il savait que sa sœur Louise était dans un hôpital psychiatrique depuis plusieurs années. Mais il y renonça et réfléchit. Il pouvait avoir perdu ses clés dans le restaurant où il avait déjeuné avec Forsfält. Ou dans la boutique où il s’était acheté une chemise neuve. Il retourna, exaspéré, à sa voiture et partit pour le commissariat. Ebba avait un stock de doubles de clés. Il lui donna le nom du restaurant et de la boutique à Malmö. Elle promit de se renseigner. Wallander rentra chez lui sans avoir parlé à aucun de ses collègues. Il éprouvait le besoin de réfléchir à ce qui s’était passé au cours de la journée. Il lui fallait notamment préparer ce qu’il allait dire à Per Åkeson. Il porta ses achats à l’intérieur de l’appartement et les rangea dans le réfrigérateur et dans le cellier. L’heure de lave-linge pour laquelle il s’était inscrit était déjà passée. Il prit son paquet de lessive et ramassa le tas de linge sale. Dans la buanderie, il n’y avait encore personne. Il tria son linge sale en essayant de déterminer quels vêtements pouvaient être lavés à la même température. Au prix d’un certain effort, il parvint à mettre en marche les deux machines. Ce n’est pas sans une certaine satisfaction qu’il remonta dans son appartement.
Il avait à peine refermé la porte que le téléphone sonna. C’était Forsfält. Marianne Eriksson séjournait en Espagne, et il allait tenter de la joindre à l’hôtel que l’agence de voyages lui avait indiqué. Wallander sortit le contenu du sac plastique noir. Sa table de cuisine se retrouva couverte de dossiers. Pris d’une soudaine lassitude, il sortit une bière du réfrigérateur et alla s’asseoir au salon. Il mit un disque de Jussi Björling. Au bout d’un moment, il s’étendit sur le canapé et posa sa canette de bière par terre à côté de lui. Il s’endormit presque aussitôt.
Il se réveilla en sursaut quand la musique s’arrêta. La canette était à moitié vide. Allongé sur le canapé, il finit sa bière. Ses pensées vaquaient librement dans sa tête. Le téléphone sonna. Il alla répondre dans sa chambre à coucher. C’était Linda. Elle demandait si elle pouvait venir habiter chez lui quelques jours. Les parents de son amie devaient rentrer aujourd’hui. Wallander se sentit aussitôt plein d’énergie. Il dégagea la table de cuisine de tous les papiers et alla les poser dans sa chambre. Puis il fit le lit dans la chambre que Linda occupait habituellement. Il ouvrit les fenêtres pour laisser l’air chaud du soir pénétrer dans tout l’appartement. Elle devait arriver à neuf heures. Il eut le temps de descendre à la buanderie sortir le linge des deux machines. À son grand étonnement, rien n’avait déteint. Il étendit le linge dans le séchoir et remonta dans son appartement. Elle avait dit qu’elle aurait déjà dîné. Il se prépara des pommes de terre et un bifteck. Tout en mangeant, il se demanda s’il devait appeler Baiba.
Il pensa aussi à ses clés qui avaient disparu. À Louise Fredman. À Peter Hjelm. À tous les papiers qu’il avait dans sa chambre.
Il pensa surtout à l’homme perdu quelque part dans la nuit d’été.
L’homme qu’il fallait arrêter rapidement. Avant qu’il ne frappe une nouvelle fois.
Il resta accoudé à la fenêtre ouverte et la vit arriver dans la rue.
— Je t’aime, dit-il à haute voix.
Puis il lui lança son trousseau de clés, qu’elle attrapa.